Discours de David Harris, à l'inauguration du Parc Mila Racine
Chers Invités éminents, Mesdames et Messieurs,
Je n'ai jamais connu ma cousine Mila. Elle est morte quatre ans avant ma naissance. Mais j’ai connu Mila pratiquement toute ma vie.
Ma défunte mère Nelly parlait souvent d’elle comme de nombreux membres de la famille. Tout d’abord, elle avait beaucoup de points communs avec Mila. Toutes les deux sont nées à Moscou. Toutes les deux ont quitté la Russie vers l'âge de 6 ans. Toutes les deux sont venues en France en tant que réfugiées. Leurs vies ici se sont superposées. Leurs familles respectives étaient fièrement juives et fortement sionistes, convaincues de la nécessité absolue d'un État juif souverain. Et toutes les deux ont fui dans le Sud de la France après l'invasion et l'occupation allemande nazie. Mais ensuite, leurs vies ont pris des chemins différents
En 1941, ma mère et 13 autres membres de notre famille élargie ont miraculeusement pu obtenir de rares visas américains, ce qui leur a permis de passer par l'Espagne, puis le Portugal et de voyager ensuite en bateau jusqu'en Amérique.
Mila - qui vient de "milaya" en russe et signifie à juste titre, "chère" ou "douce" - est restée en France, tout comme son frère bien-aimé, Emmanuel (Mola, comme nous l'appelions) et sa sœur Sasha. Les descendants directs de Mola et Sasha sont bien sûr parmi nous aujourd'hui. La fratrie qui est restée en France a fait preuve d'un immense courage, alors qu’elle savait que sa capture par les Allemands - ou leurs collaborateurs français de Vichy – signifiait presque certainement une condamnation à mort. Cette perspective n'a jamais arrêté Mila – ou Marie-Anne, son nom clandestin – ni son frère, ni sa sœur. Mila pensait que la Résistance n'était pas un choix, mais une obligation. Et elle incarnait cette Résistance.
Sans peur, elle a dirigé. Elle a organisé. Elle a inspiré. Elle a réconforté. Mais par-dessus tout, elle a sauvé des vies, en particulier celles d'enfants juifs persécutés. Dans la tradition juive, on dit que sauver une vie, c'est sauver le monde entier. Mila Racine a sauvé de nombreuses vies - et de nombreux mondes. Jusqu'à ce jour fatidique d'octobre 1943 bien sûr… le jour où elle a été capturée et emprisonnée ici même à Annemasse, avant d’être déportée, d'abord à Ravensbrück, puis à Mauthausen, où, quelques semaines avant la fin de la guerre, elle a été tuée lors d’un bombardement allié.
D’après les témoignages de ceux qui l’ont rencontrée, même dans ces camps de concentration de triste réputation, l'inspiration positive de Mila, sa compassion inébranlable pour les autres, son leadership inspirant et sa voix magnifique n'ont jamais, au grand jamais, diminué.
J'ai été particulièrement frappé par cette citation d'une codétenue à Ravensbrück : « J’étais extraordinairement attirée par les attitudes de Mila et surtout sa voix. Ses yeux clairs sous ses sourcils noirs sondaient les miens. Quelle force calme et rayonnante émanait d'elle. Tout son être semblait avoir atteint une calme plénitude. Toute la force et l'autorité de l'âge mûr s’accompagnaient chez elle de l'enthousiasme dynamique de la jeunesse ».
Même au plus profond de l'enfer, Mila a refusé de succomber au désespoir, de cesser de penser aux autres, de renoncer à être un être humain compatissant.
Nous, les Juifs, avons reçu l’injonction– "zahor" : souviens-toi ; "lo tishkach" : n'oublie pas. Notre famille - répartie entre Israël, la France et l’Amérique - n'oubliera jamais Mila. Comment pourrions-nous l’oublier ?
En ce qui nous concerne, mon épouse Jou Jou qui est ici, et moi-même, ce n'est pas par hasard que notre fils aîné et sa femme ont nommé le premier de nos petits-enfants Mila. Aujourd’hui, âgée de sept ans, elle dit fièrement qu'elle porte le nom de "la courageuse Mila".
Grâce aux autorités locales d'Annemasse — et nous vous devons une immense reconnaissance — beaucoup plus de personnes pourront désormais découvrir Mila Racine et ses actes d'héroïsme en temps de guerre. Parmi elles, peut être certaines seront inspirées de prolonger l’humanité, le courage et l’altruisme de Mila.
Dans un monde où l'antisémitisme progresse à nouveau, y compris en France et aux États-Unis, où le seul pays à majorité juive, Israël - où Mila n'a jamais vécu – est menacé d’anéantissement par certains acteurs étatiques et non étatiques, et où trop souvent la haine l'emporte sur l'amour, nous pouvons tous, absolument tous, tirer des enseignements de Mila Racine.
En hébreu, on dit « Zikhrona livrakha » Que la mémoire de Mila Racine soit toujours une bénédiction.