Les Enjeux du rapprochement Israël-Arabie saoudite par le géopolitologue Frédéric Encel

La lune de miel sans précédent qui prévaut dorénavant entre Israël et l’Arabie saoudite ne peut en aucun cas se comprendre sans la prise en compte maximale de la guerre froide à laquelle de livre cette deuxième et l’Iran et, de façon plus générale, entre axe sunnite et axe chiite. Quatre rivalités de nature et d’ampleur différentes opposent Riyad et Téhéran.

1/Rivalité religieuse. La plus connue, la plus instrumentalisée, la moins anodine ces dernières années. Le Royaume saoudien craint le réveil politique d’une minorité religieuse, le chiisme, admise au mieux comme une déviance regrettable, au pire comme une hérésie à éradiquer. De ce point de vue, Israël est un Etat certes juif mais en l’espèce… sunnite !

2/Rivalité culturelle. La moins mise en avant car la moins avouable sans doute – ou la plus honteuse à entretenir entre régimes prônant en principe la fraternité islamique au sein de l’Oumma, la communauté des croyants – sachant qu’entre monde arabe et monde perse, défiance ou hostilité ont souvent prévalu de part et d’autre du Golfe.

3/Rivalité énergétique. Avant la révolution khomeinyste de 1979, l’Iran était le troisième producteur de pétrole, et l’Arabie saoudite, déjà, le premier. Lorsque les sanctions économiques – qui frappent en particulier son secteur pétrolier – seront levées, Téhéran concurrencera durement sa rivale tout en exportant en sus des quantités considérables de gaz naturel. N’oublions pas que l’un des facteurs explicatifs de la baisse vertigineuse des cours du brut, voilà deux ans, fut due à l’exportation massive d’huiles par Ryad afin, justement, de casser le ressort d’une économie iranienne en redémarrage…

4/Rivalité institutionnelle. D’un côté, un régime monarchique bédouine de type féodalo-tribal, de l’autre une République islamique à la tête de laquelle règne, en principe, une forme de pluralité institutionnelle. C’est moins leur autoritarisme, partagé, qui les distingue et les oppose, que la nature respective de ces régimes dont chacun souhaite incarner un modèle pour l’ensemble des Etats musulmans, et craint la concurrence de l’autre.

Dans ce schéma général, non seulement Israël passe à l’arrière-plan des préoccupations (supposées) des Etats arabes comme « oppresseur des frères palestiniens », mais encore fait-il figure d’allié, dans la mesure où il s’oppose lui aussi à l’expansion de l’Iran au Liban (Hezbollah) et aujourd’hui en Syrie méridionale, au sens aussi où le régime iranien le voue aux gémonies en s’autoproclamant héraut de la cause palestinienne. (Etant naturellement entendu que les Palestiniens sont tous… sunnites).

Pour Israël, on comprend aisément l’intérêt d’un tel dégel ; isolé au sein d’un monde arabe hostile et, plus globalement, d’un Moyen-Orient où il ne dispose d’aucun véritable allié, l’Etat hébreu a toujours accueilli avec joie toute ouverture en provenance de la zone, non seulement pour ce qu’elle peut éventuellement apporter très concrètement, mais aussi – en attendant – pour ce qu’elle signifie comme coin enfoncé dans le bloc ennemi. A ces deux niveaux, l’Arabie saoudite représente une « prise » exceptionnelle. Mais pour cette dernière, quelle est la motivation ? Le rapprochement avec Israël traduit-il une adhésion au sionisme, à la notion de nation juive, aux revendications du Likoud sur la Judée-Samarie ? Certes pas. Bien plus prosaïquement, l’ennemi (secondaire) de mon ennemi (principal) étant mon ami, Ryad va quérir le soutien de la plus redoutable des puissances militaires et de renseignement de la région afin de lutter efficacement contre l’unique puissance qui la menace à plusieurs titres, l’Iran. A cet égard, le régime saoudien, l’un des plus rigoristes (au sens de l’islamisme politique) au monde, ne fait l’économie d’aucune contorsion sémantique ou théologique pour convaincre son opinion publique – et celle des musulmans à travers le monde sunnite, soit plus de 1,3 milliard de fidèles tout de même – qu’au fond « l’entité sioniste » n’était peut-être pas si périlleuse que cela.

A cet égard, la déclaration de Donald Trump reconnaissant Jérusalem comme capitale d’Israël ne modifiera pas le paradigme ; la condamnation de Riyad était bien le moins, mais le facile exercice oratoire n’aura pas à ce jour été accompagné de gestes de rétorsion tangibles, et pour cause. Récemment, un dignitaire saoudien ne proclamait-il pas que « Riyad vaut plus que Jérusalem » ? Quand on sait que la capitale saoudienne est désormais sous le feu balistique de milices pro-iraniennes au Yémen, on comprend ce type d’assertions…

Concrètement, au-delà de la dimension déclamatoire, quelle forme prend la coopération novelle entre Israël et l’Arabie saoudite ?

D’abord, la seconde réclame et obtient donc du premier des renseignements. Le renseignement, point faible saoudien, point fort israélien… Le sentiment d’encerclement par des forces chiites – Iran à l’est, Irak au nord-est, plaine du Hasa à l’est du Royaume-même, Yémen au sud, Hezbollah (moins proche mais excessivement puissant) au Liban, etc. – par un amusant retour historique, rappelle celui vécu des décennies durant par… Israël ! Bien entendu, l’Arabie saoudite n’est pas menacée d’invasion comme Israël le fut jusqu’en 1973 au moins, mais en l’occurrence ce qui importe est la représentation davantage que la réalité géostratégique.

Ensuite, l’entregent israélien à Washington est sollicité dans la lutte saoudienne acharnée contre l’accord nucléaire iranien du 14 juillet 2015. On nous dira que sur ce dossier, les deux nouveaux partenaires convergent. Sauf que du côté israélien, en contrepartie, on a obtenu dès 2016 la livraison accélérée de chasseurs-bombardiers F35 dernier cri, et rien du côté saoudien. En outre, si l’Iran s’avisait se frapper puissamment l’Etat juif, la riposte serait apocalyptique, tandis qu’en frappant l’Arabie saoudite, il ne s’exposerait qu’à une réplique dont la désastreuse guerre menée par Riyad au Yémen laisse présumer de la faiblesse et de l’inefficacité… Sauf, bien sûr, à admettre que les Etats-Unis défendraient leur allié traditionnel depuis 1945. Mais là encore, le soutien des amis d’Israël en Amérique s’avérerait peut-être décisif… Du coup, on assiste à Washington à un lobbying plus massif encore que celui d’Israël dont certains amis, soit dit en passant, demeurent favorable au traité nucléaire des 5 + 1 avec Téhéran.

Tout cela paraît cohérent à court et sans doute moyen terme ; l’Iran pan-chiite des mollah et ses « brigades internationales » asiatiques (afghanes, pakistanaises, etc.), d’une part, le monde arabe sunnite d’autre part, Etats-Unis et Israël s’inscrivant logiquement dans le premier camp. Mais à longue échéance ?… Si le peuple iranien survivait à la République islamique, laquelle faillit chuter en 2009 ? Si les chiites libanais survivaient au Hezbollah ? S’il y avait « normalisation » dans le sens de l’apaisement en Iran et au Liban voire en Syrie (avec le départ d’Assad au profit d’un alaouite pondéré et stratège plutôt que boucher), quelle stratégie adopterait Israël ? Serait-il toujours intéressant de prendre partie pour des Etats en définitive relativement faibles ou instables, (considérées comme) corrompus et/ou inefficaces, aux populations demeurant viscéralement anti-israéliennes a contrario de l’opinion perse qui n’a cure d’Israël et du sionisme, et dont le niveau d’éducation et de technicité est bien plus élevé que dans les pays arabes ?

Tôt ou tard, la question se posera. Autant l’aborder très en amont de la prochaine crise…

Frédéric ENCEL pour AJC

Frédéric Encel est professeur de relations internationales à Sciences Po, à la Paris School of Business et à l’ENA. Docteur en géopolitique et spécialiste d’Israël et du Proche-Orient, il est l’auteur de nombreux ouvrages et articles sur ces questions. En 2013, il s’est vu décerner le Grand Prix de la Société de Géographie.