"Entre antisionisme et antisémitisme, de dangereux amalgames" Vraiment ?
Une réponse à l’édito de Thomas Legrand dans le Libération du 29 mars
Par Simone Rodan-Benzaquen, le 9 avril 2024
Dans son édito du 29 mars paru dans Libération, Thomas Legrand nous met en garde contre de « dangereux amalgames » qui seraient faits entre antisionisme et antisémitisme tentant de réhabiliter le droit à l’antisionisme, en lui conférant une définition acceptable voire humaniste. Une distorsion sémantique - et morale - qui néglige un aspect crucial : la raison pour laquelle l’antisionisme contemporain représente une menace existentielle pour des millions de juifs à travers le monde.
Pour aborder ce sujet, il est essentiel de définir d'abord le sionisme. Le sionisme, mouvement de libération nationale du peuple juif, a conduit à la création de l’État d’Israël en 1948. Il s'appuie sur le droit du peuple juif à l’autodétermination dans sa patrie historique, une notion qui, dès son origine, a suscité de nombreux débats. Cependant, prétendre aujourd’hui que l'antisionisme constitue une position intellectuelle légitime, semblable à l'opposition au sionisme il y a un siècle quand Israël n'existait pas encore et que le sionisme représentait l'une des multiples réponses à la modernité, relève d’une vision altérée de l’histoire.
Concernant l’antisionisme contemporain, Thomas Legrand lui oppose sa propre interprétation, qu'il ne définit pas comme un appel à la « disparition d’Israël », mais plutôt comme une critique de sa politique coloniale. Cette interprétation lui est propre mais elle ne reflète pas la réalité. En la présentant comme dominante, il minimise le risque posé par la réalité de l'antisionisme aujourd’hui, le réduisant presque à une paranoïa juive. Le nier, c’est ignorer les cris de « Free Palestine » auxquels s’ajoutent « Intifada, Intifada » dans les manifestations et les réseaux sociaux à travers le monde. C’est faire semblant de ne pas comprendre la poétique mais non moins cataclysmique « From the river to the sea », c’est refuser de comprendre que leur définition de la colonisation va bien au-delà des implantations en Cisjordanie pour se référer à la création même de l’État d’Israël depuis 75 ans comme un « un péché originel », c'est ne pas voir que des femmes juives ont été violemment expulsées de manifestations sous prétexte qu'elles étaient sionistes, et c'est minimiser le harcèlement et les agressions subis par des étudiants juifs, non seulement en France, mais aussi en Angleterre, aux États-Unis, en Allemagne et ailleurs. C'est aussi sous-estimer ou même nier le fait que ceux qui « ne veulent généralement pas la disparition d'Israël mais un État pour deux peuples » n'ont pas une vision « naïve », contrairement à ce qu'affirme Thomas Legrand, mais représentent en réalité la négation même de l'État juif. Promouvoir une solution qui réduirait les Juifs à une minorité n'est rien d'autre que la perte de l'indépendance nationale, dans le cadre d'un rattachement à ce qui deviendrait de facto le vingt-troisième État de la Ligue arabe. L’antisionisme contemporain repose sur bien plus que la critique de la politique du gouvernement israélien. La quasi-totalité de ceux opposés à la politique de Benyamin Netanyahu, et l'auteur en fait partie, ne se qualifieraient certainement pas d'antisionistes - de la même manière que ceux qui critiquent le néo-féminisme ne se définiraient pas comme antiféministes, mais plutôt comme des féministes, estimant que le néo-féminisme dévoie le sens même du féminisme. Alors oui, on peut critiquer le gouvernement israélien, et les Israéliens le font eux-mêmes massivement chaque semaine lors de manifestations dans les rues, tout en étant fièrement sionistes. Oui, on peut se soucier du sort des Palestiniens - et rares sont ceux qui s’en privent - sans pour autant être antisémite. On peut également critiquer l’hyperbole du ministre des Affaires étrangères israélien qui a qualifié l’ONU d’antisémite. Cependant, balayer le sujet d’un revers de main en affirmant que la position de l’ONU est uniquement due à la « brutalité de l’action d’Israël » est soit faire preuve d’une méconnaissance de l’ONU, soit d’une naïveté sans borne. Depuis 2006, plus de la moitié des résolutions condamnatoires du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU ont ciblé Israël, alors que des régimes tels que la Chine, Cuba et le Pakistan ont été élus à son plus haut organe de droits humains. Depuis 2015, l’Assemblée générale des Nations Unies a condamné Israël 140 fois, contre seulement 65 condamnations pour tous les autres pays combinés. La rapporteuse spéciale pour les territoires occupés, Francesca Albanese, a récemment publié un rapport outrancier sur « l’anatomie d’un génocide », se demandant publiquement si les attaques du 7 octobre ne sont pas des « actes de résistance » et mentionnant l’influence du lobby juif sur les États-Unis. Soulever ce sujet et poser des questions ne devrait pas mener à une disqualification immédiate comme étant outrancier ou pro-Netanyahu. La réalité est que l'antisionisme auquel nous faisons face, que Pierre-André Taguieff a si bien identifié depuis des années comme une nouvelle forme de propagande antijuive, n'est pas simplement l'œuvre de l'imagination de quelques Juifs alarmés. C'est plutôt un phénomène étendu qui reste, pour l'essentiel, socialement acceptable. En effet, les stéréotypes et préjugés 'antisionistes' se sont enracinés dans la doxa intellectuelle de notre époque, ce qui les soustrait en grande partie à la critique. Thomas Legrand, par sa démarche, leur octroie, peut-être à son corps défendant, la légitimité de continuer.